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Quels enseignements tirer du traitement médiatique de l’affaire d’Outreau ?


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    Bibliothèque publique d’information – notre réponse actualisée du 16/05/2023.

    un groupe de journalistes se précipite pour prendre une photo
    Photographes, photo Brett Sayles [CC0] , pour Pexels.com

    “L’affaire d’Outreau”, affaire pénale d’agressions sexuelles sur mineurs dans cette commune qui s’est déroulée entre 2000 et 2005 (pour le rappel des faits, France TV info a consacré une série documentaire à cette affaire), est restée dans les mémoires comme un fiasco judiciaire grave dans lequel les médias ont une part de responsabilité, par l’emballement “hors du commun” dont ils ont fait preuve dans le traitement de cette affaire, au mépris de toute déontologie.
    Cette affaire a-t-elle alors conduit les médias à revoir leurs pratiques dans le cas de ces “faits divers” graves, et le traitement des procès sur lesquels ils débouchent ?

    Un emballement médiatique qui conduit à une dérive déontologique

    Exemples de valeurs fondamentales transgressées

    L’oubli de la présomption d’innocence dans le suivi de l’enquête et l’absence de protection des victimes et des personnes mises en cause

    Outreau, de la tempête médiatique au naufrage judiciaire, par Pascal Galinier et Acacio Pereira, lemonde.fr, 03 décembre 2005.
    Extrait :

    « La Voix du Nord parle pour la première fois de ce qui va devenir « l’affaire d’Outreau », le 7 avril 2001 dans un petit article non signé, dans l’édition de Boulogne-sur-Mer du quotidien régional.
    Sous le titre « Pédophilie : un couple écroué », ce papier prend moult précautions. « Avant que les faits ne soient amplifiés et déformés, une mise au point est nécessaire », prévient, prémonitoire, le journal, qui ajoute un avertissement en caractères gras : « Afin de protéger les victimes et dans le cadre de la loi sur la présomption d’innocence, il nous est interdit de décliner l’identité des victimes et des personnes actuellement incarcérées. »
    Six mois plus tard, la prudence n’est plus de mise, et le 17 novembre le même journal raconte « L’enfer des victimes à la Tour-du- Renard » et livre les noms des premiers « six suspects » placés en détention. […] Toute la presse nationale est sur « l’affaire ».
    « L’enfer » commence pour eux. »

    L’absence de recul critique et de prudence dans la prise en compte et le traitement des faits

    Jean-Marie Charon, dans Le traitement médiatique de l’affaire d’Outreau, Droit et cultures, 2008-1, 21 décembre 2009 (consultable sur Open Editions), juge clairement dans le résumé de cet article que « la responsabilité des médias dans le dérapage de l’affaire d’Outreau semble avérée », et impute le dérapage au  « suivisme » des journalistes à l’égard des enquêteurs, […] largement constitué autour d’une relation de confiance, inévitable et réciproque entre les services d’enquête et les journalistes spécialisés dans le traitement des faits divers ». 

    Entorse à la présentation neutre et fiable des faits et une manipulation de l’opinion publique

    Outreau – L’autre vérité – Entre la défense et la vérité, il peut y avoir un fossé, Chaîne Youtube Enquêtes spéciales, réalisé par Serge Garde, (durée : 1h32), 2021.
    Sur le site canal12.fr, il est précisé que ce documentaire « vise à montrer qu’OUTREAU et ses dysfonctionnements sont d’abord une injustice faite aux enfants. Critiquant le rôle des médias, il se veut « un décryptage d’une manipulation de l’opinion publique ». Mais de nombreux journalistes et avocats de la défense contestent cette analyse. Le journaliste Stéphane Durand-Souffland du Figaro affirme que ce documentaire relève de la théorie du complot. Le débat autour de l’affaire d’Outreau est loin d’être clos en 2021.

    La contestation de la vérité judiciaire ou l’absence de prise en compte du temps de la justice pour établir la vérité

    « La méprise » : les mensonges de Florence Aubenas sur l’affaire d’Outreau par Michel Gasteau (Magistrat honoraire, ancien président de cours d’assises), publié sur le Village de la Justice le 06/05/ 2015.
    Extrait :
    « Ceux qui se sont intéressés à l’affaire d’Outreau se souviennent que Florence Aubenas, alors journaliste à Libération avait suivi les débats devant la Cour d’assises de Saint-Omer au printemps 2004 et publié, avant même que l’affaire ne soit rejugée en appel devant la Cour d’assises de Paris, un livre intitulé La méprise – l’affaire d’Outreau-reportage qui prenait, sans aucune réserve, parti en faveur des accusés et prétendait, en quatrième de couverture expliquer « pourquoi et comment la justice avait déraillé ». »

    Explications de cet emballement médiatique délétère

    La perméabilité des journalistes au “climat d’attente favorable” dans l’opinion publique

    Le traitement médiatique de l’affaire d’Outreau de Jean-Marie Charon (article cité ci-dessus), montre aussi le rôle joué par l’engouement des journalistes pour la thèse qui va dans le sens du  « climat d’attente » :
    Extrait :

    « La disponibilité, voire la crédulité, des rédactions à l’égard des thèses des enquêteurs concernant un fait divers est d’autant plus grande qu’elle intervient dans ce qui peut être qualifié de « climat d’attente » favorable. […] L’avocat lillois Eric Dupont-Moretti évoquera le  « fil conducteur » de l’affaire constitué par « l’émotion légitime suscitée par les enfants victimes », là où Dominique Wiel parlera, lui, d’une « hystérie collective qui a contaminé tout le monde, les journalistes et au-delà, la population ». […] Chez les journalistes, notamment ceux qui ont pour fonction de dire les nouvelles au public, les présentateurs, voire même les flashmen des radios, le « climat d’attente » lève également un certain nombre de réserves quant à l’expression de nombreux stéréotypes. Dans le cas de l’affaire d’Outreau, il s’agira par exemple des a priori concernant les milieux populaires, la province profonde, le nord industriel dévasté par la crise des bassins miniers. »

    L’attrait des médias pour le renouvellement incessant de l’information et la course au scoop

    Extrait du même article :

    « Il faut, en revanche, insister sur l’accentuation et l’intensification du phénomène lié à la place qu’occupent aujourd’hui les faits divers en télévision. C’est souvent par eux que s’ouvrent les journaux de 20 heures. Il faut des images d’ambiance, de nouveaux témoignages ou de nouvelles déclarations devant la caméra. Le papier de l’envoyé spécial en pied devant la caméra ne suffit plus aux rédacteurs en chefs ou présentateurs vedette, qui veulent du « vivant », du « vécu ». La pression est d’ailleurs d’autant plus forte que le rythme est désormais donné par les radios et télévisions en continu, qui, de quart d’heure en quart d’heure, ont besoin de « nourrir », de « faire vivre » l’information en y ajoutant sans cesse de nouveaux éléments, détails, faits, où se mélange le plus anecdotique ou superficiel, avec d’éventuels éléments de fond. » (§ 23)

    En partenariat avec l’École supérieure de journalisme de Lille & La Voix du Nord, Florence Aubenas, dans une conférence du 17 décembre 2009 captée en vidéo et retransmise sur la chaîne YouTube de La Voix du Nord  L’affaire d’Outreau : les médias entre lynchage et quatrième pouvoir, revient en conclusion sur le fait que parfois, la course au scoop est une mécanique infernale qui pousse à publier du sensationnel au détriment de faits réels.

    Dans le podcast Affaires sonores : après l’affaire d’Outreau, la presse a-t-elle appris de ses erreurs ? animé par Élodie Rabé, (émission  Affaires Sonores, le récit des grandes affaires criminelles du Nord Pas-de-Calais, produit par La Voix du Nord, le 25 mars 2021), un journaliste exprime clairement cette mécanique journalistique : lors d’une “vague de révélations”, « une fois que ça sort, on se sent tous obligés de faire quelque chose […] Si on n’en parle pas, on nous accuse de couvrir les faits. Si on en parle, on détruit les gens ». Et Elodie Rabé de conclure : « la concurrence médiatique de plus en plus nombreuse ou encore l’immédiateté de l’information peuvent entraîner les médias dans les mêmes travers. »


    Quels impacts de l’affaire sur le traitement médiatique des procès ?

    Reprise en main de la profession par elle-même  

    Rappel de la déontologie des journalistes

    Création ou remaniement de chartes de déontologie pour mieux encadrer le travail journalistique et la couverture médiatique des procès.

    Charte d’éthique professionnelle des journalistes du Syndicat National du Journalisme (1918, remaniée en 1938 puis en 2011) dont les recommandations semblent s’inspirer des dérives constatées dans le traitement médiatique de l’affaire d’Outreau.
    Cette dernière version de la Charte précise en effet :
    « La notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources. […] 
    Respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence ;
    Tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles ;
    Exerce la plus grande vigilance avant de diffuser des informations d’où qu’elles viennent ; […] Ne confond pas son rôle avec celui du policier ou du juge. »


    Différents médias de presse français ont également réalisé leur propre charte, explicitement en lien avec l’affaire d’Outreau (La Voix du Nord) ou non : 
    La Voix du Nord : Une Charte dite « faits divers justice » a été rédigée avec l’aide de juristes en juin 2008. Consulter ce qu’en dit un journaliste dans le podcast cité ci-dessus Affaires sonores : après l’affaire d’Outreau, la presse a-t-elle appris de ses erreurs ?, et sur la prudence en particulier. Le rédacteur en chef adjoint de ce journal, Benoît Deseure, y revient également dans l’article de Béatrice Quintin, Fait-divers : quand donne-t-on les noms (ou pas), on vous explique !, lavoixdunord.fr, 20 novembre 2020.

    Les Dernières Nouvelles d’Alsace ont également publié la Charte des DNA le 16 décembre 2022. Cette charte se concentre sur la publication selon les cas des noms de personnes mises en cause.

    L’électrochoc de ce dérapage comme garde-fou dans l’esprit des journalistes eux-mêmes

    Dans le podcast Affaires sonores : après l’affaire d’Outreau, la presse a-t-elle appris de ses erreurs ? évoqué ci-dessus, un journaliste interrogé revient sur le choc de ce fiasco journalistique et son effet à long terme sur le souci de prudence et de présomption d’innocence.

    Dans la conférence filmée L’affaire d’Outreau : les médias entre lynchage et quatrième pouvoir, Florence Aubenas se livre à une analyse et à une critique des pratiques, en revenant sur l’échec de la presse – qui s’est laissée emballer par cette affaire (3 minutes 10) -, sur la difficulté des journalistes à relater des faits divers fluctuants (13 minutes 27) ou encore sur le conformisme excessif entre journalistes e médias concurrents.

    Mises en cause institutionnelles du traitement médiatique et préconisations 

    • Un rapport du Ministère de la Justice

    Février 2005 : Rapport Viout, rapport du groupe de travail (composé en grande partie de magistrats et d’avocats), mandaté par le Ministère de la Justice et chargé de tirer les enseignements du traitement judiciaire de l’affaire d’Outreau, du nom de Jean-Olivier Viout qui a présidé le groupe, La Documentation française, février 2005.
    Le chapitre VI de ce rapport est consacré aux relations avec les médias, p. 55 et suivantes :

    • Une commission d’enquête parlementaire

    Le rapport n°3125 au nom de la commission d’enquête  chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement du 06 juin 2006 pointe, première partie section vii, “une pression médiatique excessive” (p. 285 à 308) et fait ressortir, éléments à l’appui, “le manque de prudence et de rigueur des médias pendant l’instruction”, l’influence des médias sur la procédure et le retournement des médias au procès de Saint-Omer. La deuxième partie (“rétablir la confiance des Français dans leur justice) consacre sa section xiii à “responsabiliser les médias” (p. 501 à 506) et fait à ce titre des préconisations.


    Quel bilan des évolutions dans le traitement médiatique des procès ?

    Le constat est, selon les journalistes eux-mêmes, celui d’un emballement persistant. Comme l’exprime l’un d’eux dans le podcast cité ci-dessus Affaires sonores : après l’affaire d’Outreau, la presse a-t-elle appris de ses erreurs ?, du 25 mars 2021 « aujourd’hui, c’est presque plutôt pire […] La concurrence médiatique de plus en plus nombreuse ou encore l’immédiateté de l’information peuvent entraîner les médias dans les mêmes travers. »
    Comment comprendre cette difficulté à évoluer durablement ?

    Un écosystème de l’informationnel concurrentiel, qui n’incite pas à la prudence

    Brut : nouveau journalisme ou nouveau sensationnalisme ?, par Sonia Devillers, dans L’Instant M, 24/06/2019 (19 min 10).
    Brut fabrique des vidéos d’actualité depuis deux ans et demi et les poste sur Facebook, sur YouTube, Snapchat, Instagram. Obtenant aussi des interviews exclusives de stars qui ne causent ni en radio, ni en télé, mais face à la caméra de Brut.

    Opinion | Médias traditionnels contre réseaux sociaux : une guerre inégale, par Chloé Morin, Les Echos, n°23075, Idées & Débats, du 15/11/2019.
    « La capacité à générer du contenu émotionnellement fort, partageable et ingérable par les masses de twittos et de youtubeurs, est devenue le nerf de la guerre des idées. (…) L’impact d’une chaîne d’information ne se mesure plus au nombre de ses spectateurs directs, mais à sa capacité à voir ses contenus retweetés, partagés sur Facebook ou sur YouTube. »

    Un positionnement journalistique qui demeure vigilant mais ambivalent

    Une volonté de rester dans le cadre déontologique …

    Certains médias traditionnels affichent, parfois, une volonté de se démarquer des pratiques des nouveaux venus par un traitement plus modéré. Par exemple, dans l’émission Le traitement éditorial des faits divers et des enquêtes sur France Inter, du 25/06/2021, Jean-Philippe Deniau, chef du service police justice de France Inter, répond à Jacques Monin, directeur des enquêtes et de l’investigation à Radio France, à propos de l’influence des réseaux sociaux sur le traitement des faits divers : « Je préfère dire qu’on sera attentif à ce qui se passe sur les réseaux sociaux, que l’on puise parfois des informations qui vont être intéressantes. Et puis parfois, on a la nécessité d’y répondre quand, par exemple, ce sont des informations qui circulent en masse sur les réseaux sociaux et quand elles sont fausses. Évidemment, il est important d’apporter des démentis. »

    Mais la tentation récurrente du scoop et du sensationnalisme

    Pour préserver leur équilibre économique et leur audience, les médias traditionnels sont tentés de s’aligner sur la pratique du scoop et du sensationnalisme :
    Comprendre l’engouement médiatique autour du fait divers, quelques jours après l’affaire Justine, par Pierre Vignaud, La Montagne Corrèze ; Creuse, le 12 novembre 2022. Article en accès restreint mais disponible via la plateforme Europresse.
    Extrait :

    « Quel rôle jouent les nouveaux supports d’information que sont Internet et les réseaux sociaux dans la diffusion de l’information ? Ils jouent un rôle majeur. Sur les vingt dernières années, on a pu observer que la presse nationale relayait en moyenne près de trois fois plus de faits criminels que les trente années précédentes. Cela s’explique par le fait que la presse est confrontée à la crise économique et qu’il faut vendre. Les nouveaux moyens que sont les algorithmes montrent que ces sujets-là font le plus de clics. Si les faits s’y prêtent, on peut feuilletonner des contenus et capter ces audiences sur le temps long. Un phénomène qui est renforcé si on joue sur l’émotion et le sensationnalisme. »

    L’Observatoire critique des médias, l’Acrimed, relève quant à lui l’emploi de mots ou d’expressions récurrents dans le traitement médiatique de la justice qui n’ont rien de neutre, et fait état de pratiques peu éthiques qui perdurent : Des mots médiatiques qui parlent de justice, dans Délibérée, 2020/1, n° 9, Éditions La Découverte, p. 28 à 34.
    Extrait :

    « L’invitation au respect de la présomption d’innocence est plus fréquemment invoquée depuis quelques années dans les médias dominants, ce dont on devrait légitimement se réjouir au nom des principes. L’appréhension de la question est néanmoins un peu différente lorsqu’on s’aperçoit que c’est en réalité principalement quand les personnes concernées sont des hommes ou des femmes des milieux politiques ou économiques, du clergé, ou encore des stars du spectacle. »

    Sur le site acrimed.org, on peut prendre connaissance de la critique du traitement médiatique d’une autre affaire plus récente, “l’affaire DSK” : Affaire DSK (2) : compassions sélectives, par Henri Maler et Julien Salingue, le 18/05/2011. Cet article sème le doute sur la mise en application des règles de déontologie.


    Pour aller plus loin…

    Concernant l’histoire de la presse et les ressorts d’audience qu’ont toujours été le sensationnalisme et la chasse au scoop : Histoire de la presse de Pierre Albert, Éditions Presse Universitaire de France, 2018.


    EurêkoiBibliothèque publique d’information


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