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Est-il vrai que la perspective en art a été officiellement découverte au XVe siècle par Filippo Brunelleschi ?

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    Bibliothèque publique d’information – notre réponse actualisée le 25/11/2023.

    Cubes en perspective et statue de filippo-brunelleschi sur fond noir
    Montage d’après une photo de Wikimedia Commons

    « Toutes les sources attribuent à Brunelleschi l’invention de la perspective et son application à la peinture ; on possède même des descriptions de travaux expérimentaux accomplis dans ce domaine. La perspective de Brunelleschi, qui constitua le fondement théorique du traité De la peinture d’Alberti, présuppose la connaissance de l’abondante littérature traitant de la perspective en tant que science comprenant toute la phénoménologie de la vision. », indique l’article de l’Encyclopedia universalis consacré à Filippo Brunelleschi par Gian-Carlo Argan.
    Qu’en est-il exactement ? Peut-on affirmer que Brunelleschi serait bien « l’inventeur » de la perspective ? Petit panorama de ressources sur le sujet.

    Des avis divergents sur l’attribution de cette « invention » de la perspective à Brunelleschi

    Aux commencements de la perspective : section ou projection ?, par Céline Flécheux (Université Paris 7), revue Intermédialités, n°24-25, automne 2014-printemps 2015, consultable sur la plateforme erudit.org.
    Présentation :
    L’article se propose de définir la méthode projective en remontant aux sources des premières mises en perspective au 15e siècle, afin de rendre compte du rôle déterminant du miroir dans les nouvelles images. Filippo Brunelleschi, Leon Battista Alberti et Jan van Eyck sont les principales figures de la transformation de la perspective en méthode projective.
    Extrait (§8) :

    « L’acte de naissance de la perspective dite centrale en Italie est double : l’expérience des tavolette de Brunelleschi (1415) et le tracé décrit par Alberti dans De Pictura (1435). Dans le premier cas, Brunelleschi utilise un miroir pour y contempler le reflet de l’image qu’il a peinte du Baptistère, totalement à dessein[10]. Le miroir assure le double rôle d’auxiliaire et de vérificateur; Filarète disait que Brunelleschi avait trouvé « par la raison ce que le miroir montrait[11] ». »

    L’émergence de l’espace perspectif : effet de croyance et de connaissance, par Dominique Raynaud, Les espaces de l’homme, Symposium annuel du Collège de France, Oct 2003, Paris, p.333-354. Consultable sur la plateforme HAL.
    Extrait (p. 3-4) :

    « Si l’on ajoute à cela que la seule perspective attribuée à Brunelleschi — la plaque d’argent gravée du Louvre intitulée La Guérison des possédés — ne suit pas les règles de la perspective linéaire7, force est de constater que le rôle accordé à Brunelleschi a été largement surestimé. Les incertitudes ne portent pas sur son implication dans le développement de la perspective, qui est incontestable, mais sur la nature exacte de sa contribution, dont nous ne savons rien. Il n’existe en vérité que trois pièces sur le rôle joué par Brunelleschi : 1) le 10 août 1413, Domenico da Prato adresse une lettre à Alessandro Rondinelli qualifiant Filippo Brunelleschi de prospettiuo ingegnoso, expression ambiguë attestant peut-être seulement de l’intérêt qu’il portait à l’optique (latin perspectiva) ce qui, en toute rigueur, ne permet pas de fixer le terminus ante quem de l’invention ; 2) vers 1461, Filarete dit « croire que Pippo di Ser Brunellesco trouva cette perspective, laquelle en d’autres temps n’avait pas été employée8 », témoignage qui vaut ce que vaut une croyance personnelle ; 3) vers 1480, Manetti affirme que « c’est lui [Brunelleschi] qui mit en pratique ce que les peintres d’aujourd’hui nomment la perspective parce qu’elle est une partie de cette science [l’optique]9 », mais sans nullement parler d’une « expérience inaugurale » (résultat d’une interpolation abusive du texte), et sans décrire un dispositif permettant de reconstruire cette perspective. Aucune de ces pièces n’est dénuée d’ambiguïté et, hormis elles, tout le reste n’est que conjectures. »

    Art, schématisme et conception du monde. Le cas de la perspective, thèse de doctorat en ligne de Jérémie Elalouf, 11/10/2019.
    Jérémie Elalouf traite de la question de l’attribution de l’invention de la perspective p. 268 sq (272 du document) d’une manière très éclairante :
    Extrait :

    « La question de savoir si les deux panneaux sont bien le moment de l’invention de la perspective a donc fait l’objet d’un débat intense parmi les historiens. Klein discute le point de vue de plusieurs auteurs sur cette question: Richard Krautheimer (1990 [1956]), Piero Sanpaolesi (1960), Alessandro Parronchi (1964) et Decio Gioseffi (1957). La thèse de Krautheimer est que Brunelleschi a employé des méthodes d’architecte: à partir de plans et d’élévations, il aurait tracé la pyramide visuelle, afin de déduire la manière dont les bâtiments se projettent sur l’écran de représentation. Brunelleschi aurait ainsi construit ses panneaux sans s’appuyer sur la géométrie perspective en tant que telle (la fonction de la ligne d’horizon, du point de fuite, etc.), mais en employant des méthodes géométriques plus
    traditionnelles. Sanpaolesi, en revanche, attribue à Brunelleschi l’invention de la construzione legittima, une intuition de la méthode du point de distance, et même des raccourcis verticaux et latéraux. Pour Parronchi, l’invention de Brunelleschi trouve sa source dans les traités médiévaux, dont il a travaillé à reconstituer l’influence dans l’art du quattrocento. Decio Gioseffi enfin, estime que Brunelleschi aurait peint le baptistère directement sur un miroir, sans aucune construction géométrique, ce qui explique l’emploi d’un second miroir, pour redresser l’image. Chacune de ces thèses porte sur le problème de l’invention : ces deux panneaux sont-ils l’invention de la perspective (Sanpaolesi), ou sont-ils au contraire simplement l’application d’un savoir déjà existant, que ce soit un savoir architectural (Krautheimer) ou le savoir des traités médiévaux de perspective (Parronchi), ou encore l’utilisation d’un expédient (Gioseffi) ? »

    Pour consulter ces prises de position respectives :
    Perspectiva artificialis. Per la storia della prospettiva; spigolature e appunti, par Decio Gioseffi, Univesita degli Studi di Trieste. Istituto di storia dell’arte antica e moderna, 1957.
    Lorenzo Ghiberti par Richard Krautheimer, Princeton university press, 2ème éd., 1990.
    La Forme et l’Intelligible : écrits sur la Renaissance et l’art moderne par Robert Klein, éd. Gallimard, coll. Tel, 1983.
    Studi su la dolce prospettiva, Alessandro Parronchi, éd. Aldo Martello, 1964.
    Studi di prosepettiva, in Raccolta vinciana (Vol. XVIII, 1960, p.188-202, consultable à la bibliothèque de l’INHA) ; et Brunelleschi (Edizioni per il Club del Libro, 1962) par Piero Sanpaolesi.

    Daniel Arasse, historien d’art reconnu, a enregistré un entretien sur l’invention de la perspective, accessible sur la plateforme de Radio France, datée du 21/12/2022.

    Pour approfondir

    Sur Filippo Brunelleschi et la perspective

    Architecture et perspective chez Brunelleschi et Alberti Suivi de La question de la perspective, 1960-1968 par Giulio Carlo Argan, Rudolf  Wittkower et Marisa Dalai-Emiliani, éd. Verdier, 2004.
    Présentation :
    La découverte et la première formulation de la perspective sont l’oeuvre de Brunelleschi ; la théorisation est due à Alberti. Le terme perspective est classique, issu des anciens traités. La nouveauté : elle se présente comme une découverte retrouvée chez les Anciens et intégrée à la culture humaniste. Elle se présente comme un système unique. Les choses sont vues dans des rapports proportionnels.

    Filippo Brunelleschi : 1377-1446, par Peter Gärtner, éd. Könemann, 1998.
    Présentation : Monographie sur l’architecte et ses réalisations, dont Notre-Dame-des-Fleurs à Florence. Les photographies et dessins sont commentés, donnant des renseignements sur les techniques. Des informations sont données sur la société de l’époque, permettant de situer l’artiste dans son siècle.

    Sur la perspective plus largement

    Voici des ressources portant plus largement sur la perspective, mais dont certaines abordent néanmoins le sujet de cet article.

    La perspective par Albert Flocon, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994.
    Extrait de la présentation :
    Entre histoire de l’art et histoire des sciences exactes, cet ouvrage présente les différentes techniques de mise en perspective et explique ce langage des yeux que chaque spectateur doit apprendre à lire s’il veut comprendre son monde.

    L’origine de la perspective par Hubert Damisch, éd. Flammarion, 2012.
    Présentation :
    Une réflexion approfondie sur la perspective comme objet de connaissance et objet de pensée. Du dispositif de Brunelleschi aux Ménines de Velasquez, l’histoire de la perspective, constituée au Quattrocento, se révèle plurielle. H. Damisch montre comme la science rencontre alors le théâtre.

    La perspective comme forme symbolique et autres essais par Erwin Panofsky, éd. de Minuit, 1976.
    Extrait de la présentation :
    Refusant de réduire la perspective à un simple problème technique ou mathématique, Panofsky entend établir, à travers l’analyse de l’usage de la perspective angulaire dans l’Antiquité, de l’ignorance quasi systématique de la perspective au Moyen Age et de l’« invention » de la perspective plane par la Renaissance, que le recours à la perspective s’appuie sur une philosophie de l’espace qui est elle-même solidaire d’une philosophie de la relation entre le sujet et le monde. C’est ainsi que la philosophie idéaliste des « formes symboliques » se dépasse vers une histoire sociale des catégories de perception et de pensée.


    Eurêkoi – Bibliothèque publique d’information


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